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Agir, dit-elle

  • bruneaujulien
  • 3 avr. 2024
  • 10 min de lecture

Dernière mise à jour : 19 mars

Six contemplations sur l'agir et le non-agir depuis la perspective du Mouvement Authentique (1/6)


JULIEN BRUNEAU


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À la fois une introduction à la pratique du Mouvement Authentique et une réflexion sur nos représentations de l'action, Agir, dit-elle s'interroge sur la place centrale que l'on accorde au libre arbitre, à l'affirmation de sa volonté, à l'accomplissement de ses objectifs. À partir d'une relecture étymologique du mot « agir », ce texte propose une voie plus douce, plus incertaine, plus « concertante » aussi – à l'écoute de la musique qui se dégage de la multiplicité à l'œuvre en chaque instant.







En août dernier, j’allais retrouver mon fils à la fin d’un camp d’été. Un pique-nique était organisé pour y accueillir les parents. L’occasion de rencontrer l’équipe et de nous rencontrer entre nous. Parmi les discussions que j’ai eues ce jour-là autour d’assiettes en carton garnies de salades, une m’a marquée. Une femme, mère de deux enfants, décrivait son aventure d’un an en tant qu’apprentie bergère. Le propriétaire du troupeau, installé quelque part dans le sud de la France, avait eu besoin d’un retrait sabbatique, une pause hors des exigences du métier. Cette mère à qui je parlais avait répondu à l’annonce, avec son compagnon, entraînant avec eux leur fils et leur fille.


            Elle témoignait de la difficulté d’un travail qui les avait constamment requis dans le soin des bêtes. Elle évoquait aussi, et c’est ce qui m’intéresse ici, comment se passait la sortie des moutons vers les pâturages. Avec beaucoup d’humour, elle se dépeignait à la traîne. À la peine derrière le troupeau. Emmenée par les animaux bien plutôt que ne les guidant. C’est eux qui décidaient où aller et par quels chemins, tirant les pauvres humains à l’arrière à travers des parcours en montagne parfois délicats, à un rythme parfois difficile à tenir.

L’histoire était racontée avec un réjouissant sens de l’autodérision et de la mise en scène. Elle m’a amusé. Mais si je m’en rappelle, c’est surtout pour une autre raison. C’est parce qu’elle venait donner corps à une intuition surprenante logée dans l’histoire de notre langue, bien enfouie et oubliée dans les replis du mot « agir ».

            Celui-ci, comme beaucoup d’autres, trouve son origine il y a plus de 5000 ans dans l’immense steppe qui s’étend au Nord de la Mer Noire, entre l’Europe de l’Est et l’Asie. Y vivait le peuple qu’on estime être celui à la source de l’Indo-Européen, souche commune à tant de langues, dont le Français. Il s’agissait d’une culture nomade, sans doute la première à avoir domestiqué les chevaux. L’activité pastorale y était centrale et nous permet d’imaginer de riches troupeaux, dispersés en flocons blancs parmi les herbes grasses, paissant sous le vaste ciel et la vigilance diffuse des bergers et bergères.

            « Pousser devant soi le troupeau », c’est à l’origine ce que dit le mot qui nous donne aujourd’hui « agir ». Pousser devant soi. Un esprit moderne comme le mien peut s’en étonner. « Agir » spontanément, ne m’évoque pas une scène pastorale, et certainement pas une position seconde –– celle de suivre un mouvement qui se déploierait devant moi, selon sa propre orientation. Agir, n’est-ce pas ouvrir la voie, être au premier plan ? N’est-ce pas réaliser dans le monde l’intention que je porte ? Altérer les conditions présentes pour les accorder à ma volonté ? Si je me laissais aller à imaginer une scène allégorique qui exprimait l’essence de l’action, je penserais plus volontiers à la Liberté guidant le peuple. Je dépeindrais une figure héroïque, menant la troupe et non la suivant, prise dans l’élan de poser un geste décisif, volontaire et courageux qui marque le cours des choses, l’orientation de l’Histoire peut-être.

            Mais c’est une toute autre proposition que nous souffle à l’oreille ce persistant écho indo-européen. Quelque chose de plus doux, de plus incertain. De plus « concertant » aussi, relationnel, puisque relevant d’un accord à trouver au sein de tendances qui peuvent diverger, telles des brebis tendant chacune vers sa propre direction. Agir, ce ne serait pas affirmer de manière tranchante mon intention. Ce serait marcher sur les traces d’un mouvement que j’ai peut-être initié mais dont je ne maîtrise jamais tout à fait la destination. Je veille sur sa trajectoire, certes, mais sans pouvoir toujours décider de son dessin. Lorsque je pose un acte, où va-t-il me mener ? Et dois-je seulement supposer le savoir, être capable d’imposer ma volonté ? Ou puis-je me mettre à hauteur d’expérience, sans la surplomber, et me situer dans le moutonnement effervescent du réel qui déploie les conséquences multiples, et souvent imprévues, de mes initiatives ?


            Notre culture organise un récit où nous serions maîtres de nos actes, pourvus de libre arbitre, souverains. Mais quiconque prend la peine d’examiner la question avec sérieux se rend vite compte que le chemin qui mène de l’intention à l’action est tout sauf direct. Il est tortueux, trouble. Souvent fuyant, et toujours intriqué –– tissé de nombreuses influences, de propensions et d'accidents.

            Le reconnaître, l’éprouver dans le détail de sa vie, est sans doute le premier pas de toute discipline contemplative. « Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas » admet Saint-Paul dans sa lettre aux Romains.

            L’exemple est connu : celle ou celui qui s’essaie à la méditation pour la première fois fait bien vite l’épreuve de son impuissance. Se proposant une chose aussi simple que de suivre le seul fil de sa respiration, il ne s’est pas passé une minute avant que son attention ne se soit dispersée dans l’écume de ses pensées. Accepter de voir cela, l’intégrer profondément à ce que l’on se sent et se sait être, c’est une épreuve proprement initiatique. Un passage transformateur. L’occasion d’un renouvellement fondamental dans sa relation au réel. À mesure que je m’éloigne de la figure fantoche de l’individu souverain, je m’approche du cœur vibrant de mon expérience. Je me laisse toucher, bouger, émouvoir. Je me laisse entrer en relation vive et profuse avec l’entrelac de ce qui concourt à faire de chaque instant cet instant, singulier, unique et qui m’invite à des trajectoires nécessairement inconnues.



* * *



            Mon regard est posé au sol, à deux mètres devant moi. Je vois le motif répété par les fines lames du parquet. Je remarque les variations de couleur dans les nuances du bois –– par endroit clair et presque jaune, d’un brun plus chaleureux un peu plus loin. Je lève les yeux, jusqu’à rencontrer ceux de ma partenaire. Elle se tient debout, à quelques pas du mur blanc qui s’étend derrière elle. Nous restons quelques instants à marquer ce contact par le regard. Puis je ferme les yeux. Et c’est un basculement.

            Je vis un glissement tout intérieur. Imperceptible, ou presque, juste un léger recul qui me recentre. Une plongée à la renverse, infime mais effective. Je me sens me glisser en moi-même, dans ma verticalité. Alors que s’efface l’orientation de mon attention vers l’avant, la présence de mon propre axe s’épanouit. Tout autour fleurissent des impressions qui étaient restées jusque là dans l’ombre. Lorsqu’elles apparaissent, je les reconnais, je sais qu’elles étaient là, mais sous le seuil du sensible, écrasées par l’attention accordée à des objets plus massifs, plus importants. 

            Ça pourrait être, par exemple, la rumeur de la rue qui déploie sa frise sonore derrière moi. La température de l’air qui devient palpable autour de la bouche. La raideur des épaules. Mais encore et surtout des choses beaucoup moins cernables. Tout un fourmillement de micro-sensations affleure, des affects diffus se dégagent puis se rétractent.

Petit à petit, au milieu de cet écheveau, un chemin se propose. Je m’y engage à  tâtons. C’est brumeux d’abord, incertain. Puis le geste prend consistance, vérifie la congruence avec l’intuition qui l’appelle. C’est peut-être lever le bras droit et m’engager dans la hauteur en tendant le flanc. Ou un désir de pli, qui m’amène à me voûter autour de mon centre. À moins que je ne vienne tapoter du talon de la main le bassin, cherchant à en éprouver la structure. Ou encore un élan qui me déporte en spirale sur la gauche, brusquement, par à-coups. 

            Geste après geste, un parcours se dessine, trouvant une cohérence à laquelle je me rends disponible, plongé dans le moutonnement de l’expérience. Des mouvements se proposent, des ambiances se présentent, des émotions surgissent peut-être, des mémoires prennent corps. 

            Je choisis de ne pas choisir. Je m’engage dans le parcours auquel m’invite la multiplicité effervescente des sensations qui prospèrent dès lors qu’elles ne sont plus subordonnées à mes objectifs, mes intentions, une direction volontaire qui les hiérarchise. 


            Au terme de cette plongée, qui a pu durer dix, quinze minutes, vingt peut-être, j’ouvre les yeux. Je fais face au coin de la pièce duquel je m’étais senti approcher. Je relève le contraste entre le mur à ma droite, qui reçoit la lumière, et celui de gauche, plus sombre, couvert d’un voile d’ombre. Je me donne quelques instants avant de me retourner. Dans ma marche vers elle, je retrouve les yeux de ma partenaire et m’immobilise le temps de cette rencontre de regard à regard. Quelques gestes viennent encore peut-être nourrir ce que je vis comme un retour au quotidien : je me passe les mains sur le visage, étire les épaules, ou récupère au sol, pour m’en couvrir ensuite, un châle rouge.

            Assis face à ma partenaire, je reviens à l’écoute intérieure. Je me réfère au processus que je viens de traverser. À présent, plutôt que d’inviter le mouvement du corps, je laisse monter les mots. Quelles paroles vont dire ce que j’ai vécu, dans cette disponibilité au mouvement tel qu’il flue d’instant en instant ?


            La pratique du Mouvement Authentique repose sur la relation entre une personne qui se rend disponible au mouvement, et une autre qui se rend disponible à la voir, telle qu’elle est, sans projection. La mouveuse et le témoin.¹ L’une et l’autre se retrouvent ensuite et recueillent chacune leur expérience propre en observant la part de ce qui peut être dit, et la part de ce qui restera tu.

           L’approche trouve son origine dans les années 50 avec le travail de Mary Starks Whitehouse. D’abord danseuse aux États-Unis, après avoir été élève de Mary Wigman et Martha Graham, elle a ensuite voulu quitter la scène pour réorienter le sens de son travail : non plus se demander ce que le spectateur voit, mais ce que la personne en mouvement vit. Non plus bouger pour satisfaire l’autre, mais pour plonger dans la grande aventure intérieure. D’inspiration jungienne dans sa première formulation, l’approche évolue à travers les premières élèves de Whitehouse. Parmi lesquelles Janet Adler qui, s’éloignant progressivement des références au cadre psychothérapeutique, inscrit la démarche dans la perspective d’une voie spirituelle. La Discipline du Mouvement Authentique, la modalité propre à Janet Adler dans le champ plus large du Mouvement Authentique, est ainsi définie aujourd’hui comme pratique mystique contemporaine.²


           Dans le travail, la mouveuse et le témoin se proposent un espace où suspendre les interprétations, les évaluations, les jugements. Elles cultivent une écoute ouverte de leur expérience, sans lui demander d’être autre chose qu’elle-même. Sans attendre de l’instant autre chose que l’expression de sa vérité. Entrer en intimité avec ce qui est, accueillir son ampleur, sa richesse, sa profondeur.

           Le mouvement n’y apparaît pas comme une action que j’effectue pour accomplir une intention préalable. Le mouvement y est quelque chose qui se fait, et trouve sa fin dans son propre déploiement. Mes intentions, mes choix n’en sont pas forcément absents. Mais s’ils jouent un rôle, ce n’est qu’en tant qu’ils sont partie prenante d’une situation globale autrement plus mêlée, vaste et riche, qui refuse à ma volonté toute centralité, tout droit à la réduction simplificatrice.

Est-ce qu’agir, ce ne serait pas toujours aussi être agi ? Est-ce qu’il n’y a pas en tout acte quelque chose de l’envol, du risque, du don ouvert ? De l’assentiment à l’inconnu ? 



* * *



           En descendant du train, je prends l’escalier qui mène aux voies des trams. Le mien se présente quelques minutes plus tard, direction Statenkwartier ou Loosduinen, selon la ligne que j’emprunte. Quelques arrêts plus loin, je suis arrivé. Il me reste encore trois minutes de marche à travers des rues droites, propres mais peu éclairées. L’air est frais, vif, il me rappelle que la mer est toute proche. On m’ouvre rapidement et une étreinte chaleureuse m’accueille. Je me sens reçu, bienvenu. Je suis là pour quelques jours d’une retraite en Mouvement Authentique, en travail individuel avec Céline Gimbrère qui me guide dans cette voie depuis plusieurs années.³ Je logerai chez elle, au deuxième, dans une mansarde aménagée en studio autonome. Après m’être engagé dans les escaliers étroits et escarpés si typiques des maisons hollandaises, je fais une halte au premier palier. Comme toujours. Je prends le temps de rendre hommage au cadre qui y est accroché, trop grand pour le petit couloir qui l’accueille. Céline connaît mon goût pour cette image qu’elle a toujours vu enfant, chez sa grand-mère, au-dessus de la cheminée. Mais elle ignore qu’en plus de l’apprécier pour sa qualité esthétique réelle, elle m’intéresse pour ce que la scène pastorale qu’elle dépeint m’inspire dans ma pratique. En me renvoyant au sens ancien d’ « agir », elle me rappelle à certaines dispositions d’écoute, de réceptivité, d’impuissance même parfois. 

           La gravure nous montre, sur un papier jauni, un troupeau de brebis, et parmi elles, en léger retrait, un berger barbu. Appuyé à un bâton qu’on lui imagine être un fidèle compagnon, la tête couverte d’un chapeau, il veille avec cette attention suspendue mais effective que lui commande sa tâche. La facture du dessin est riche, travaillée. Un bel artisanat. Les bêtes ont du caractère, chacune orientée dans une direction qui lui est propre, occupée à sa propre portion d’herbe ou levant le regard selon les élans de sa curiosité spécifique. Leurs toisons elles-mêmes ont quelque chose d’expressif. Et l’image a ceci de beau que, comme pour toute gravure classique, on n’y trouve nul contour. Aucune ligne ne vient suturer la limite entre les êtres. Ce n’est qu’un jeu de trames qui modulent les volumes et fait exister, par contraste de gris et d’épaisseur de traits, les différentes présences : arbres, ciel, animaux ou homme. Entre la joue du berger et le volumineux nuage, il n’y a qu’une inflexion de nuance, aucune frontière. De même qu’entre sabots et sol, boucles laineuses de l’avant-plan et mur de ferme au loin. Vu de près, le regard plongé dans la texture, les traits fusent en tous sens. Les corps sont évènement, éclosion d’intensités. La scène toute entière n’est qu’efflorescence de lignes s’épanouissant sur fond d’un arrière-plan qui ne cesse de transparaître à travers le maillage. Tout n’est que trajectoires entretissées, écume, stries baignés de blanc. L’entrelac vibratile d’un agir qui ne cesserait d’être toujours pleinement un sentir. Un faire qui ne cesserait, en son cœur, d’être écoute. 



* * *



« Celui qui accomplit l’action qui doit être faite sans dépendre du fruit de l’action, celui-là est un sanyasi (renonçant), et c’est un yogi, et pas celui qui est sans feu et sans activité. » 


    Bhagavad-Gîtâ, Chapitre 6, Verset 1




––––––––


¹ Mover et witness, en anglais. (retour)

² Pour un aperçu de l’histoire du Mouvement Authentique, voir l’introduction de P. Kuypers à J. Adler, Vers un corps conscient - La Discipline du mouvement authentique, Bruxelles, Contredanse, 2016. (retour)

³ Céline Gimbrère est élève de Janet Adler et membre de la faculté de Circles of Four. (retour)


 
 
 

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