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De l'art et de la méditation comme ouverture à l'indéterminé

  • bruneaujulien
  • 10 déc. 2024
  • 10 min de lecture

Dernière mise à jour : 19 mars



JEAN-PAUL THIBEAU


entretien par Céline Domengie


________________

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Quels sont les points communs entre l’acte créateur de l’artiste et la disposition au silence de qui s’assoit pour méditer ? L’un peut-il nourrir l’autre, voire le prolonger ? Dans un entretien mené par l'artiste Céline Domengie, Jean-Paul Thibeau explore ces questions avec lesquelles il vit et travaille depuis de nombreuses années. Auteur d’un art que l’on peut qualifier de relationnel et polymorphe, il met la rencontre, les circonstances, le hasard et l’indéterminé au cœur de son processus. À la suite d’un John Cage qui étudiait et pratiquait le Zen, ou de l’artiste Fluxus Robert Filliou qu’il a bien connu et qui a vécu ses dernières années dans un centre de bouddhisme tibétain, il nous permet d’envisager une voie où avant-garde artistique et tradition spirituelle convergent, l’invention de dispositifs esthétiques dialoguant avec les principes d’un « art dharma » qui s’écarte de l’expression personnelle au profit de la présence à ce qui est.







Céline Domengie :    Je vois un point commun entre la pratique yogique et la pratique artistique, c’est l’action consciente. On pourrait parler d’une qualité de présence. Dans le yoga, pour atteindre la connaissance, on parle de discrimination, c’est une sorte d’évaluation qui aide à la prise de décision... La prise de décision : un exercice dont l’artiste est coutumier. Présence et décision. Ces deux termes résonnent-ils avec ta pratique de la méditation et ta pratique artistique? Cela t’évoque peut-être des exemples concrets?  


Jean-Paul Thibeau :    À la présence et à la décision, je rajouterais un élément primordial, celui du silence. Le silence est nécessaire, l’atténuement du bavardage intérieur, ouvrir un espace en suspens, un temps de perception ouverte, d’écoute, où la présence coïncide avec la réalité de la situation. La présence devient alors ce qui permet d’être en situation consciente de pratique : pratique de méditation ou pratique artistique – et c’est grâce à cette présence consciente que vont pouvoir s’éclairer les décisions.  


Lors de la pratique de méditation, on est sujet au bavardage mental, le fonctionnement du cerveau est plus perceptible, des scénarios se succèdent dans l’esprit – pour modérer cela, on porte son attention sur la respiration naturelle. Il y a un mouvement de va-et-vient entre l’attention à la respiration et l’observation des mouvements de la pensée. On regarde, on écoute, on prend la décision d’observer cela sans juger, sans se juger. Une pensée, et hop une autre ! On contacte autre chose. Évidemment, on n’arrête pas le flux des pensées, il y en a toujours. Une prise de décision est en jeu : je me laisse porter par ça ? Je rentre dans le scénario ? Je vis les émotions et les sensations qui sont liées au scénario ? Ou bien, hop !, je lâche et je reviens au contact de ma respiration.  


Ce n’est pas sans lien avec l’activité artistique où on a toujours plein d’idées. On réunit des matériaux qui semblent être les plus proches, les plus aptes à pouvoir produire quelque chose et c’est là où il faut prendre des décisions. D’où l’intérêt d’une certaine forme de méditation, ou une certaine qualité de présence qu’on peut avoir pour faire des choix pertinents ; alors, on peut choisir directement, à partir des moyens mobilisés.  


Mais on peut aussi se dégager de la psychologie de la décision, engager un processus aléatoire. Comme la manière de faire impersonnelle activée par John Cage dans la majeure partie de ses œuvres. Dans Dharma et Créativité, Chögyam Trungpa précise bien que la pratique de la méditation est avant tout un acte créatif qui permet de faire de l’acte créateur un acte en harmonie avec la réalité dans laquelle il se passe et avec laquelle il se confond. C’est-à-dire que la méditation amène à la pleine conscience, donc à une hyper-présence. Ainsi, on évite tout ce qui est projection, c’est-à-dire qu’on n’est pas dans l’expression de l’égo pur. Il y a une différence entre activer la créativité pour s’exprimer (exprimer la peur, la colère, ou la joie, par exemple) et activer l’observation de la réalité des matériaux, de la réalité des phénomènes qui sont là, et à l’intérieur desquels on est juste un agent... alors on accepte ce qui va se passer, et on joue avec cela.  


Pour faire résonner cela, voici des commentaires de Chögyam Trungpa extraits de son livre Dharma et Créativité ¹  :


« L’expression art dharma ne signifie pas un art représentant des symboles ou des idées bouddhiques, comme la roue de la vie ou l’histoire du Bouddha Gautama. Elle renvoie, au contraire, à un art jaillissant d’un certain état d’esprit chez l’artiste, qu’on pourrait appeler état méditatif. Il s’agit d’adopter une attitude directe dans son travail de création, sans s’attarder sur soi-même. […]  


Dans l’art méditatif, l’artiste incarne à la fois le spectateur et le créateur du travail. La vision n’est pas dissociée de l’opération, on ne craint pas la maladresse ou l’incapacité d’atteindre son objectif. L’artiste crée tout simplement un tableau, un poème, un morceau de musique, etc.  […]  


Que l’on adopte l’attitude de l’élève ayant encore bien des choses à apprendre sur l’usage de ses matériaux, ou celle du maître accompli, il reste qu’au moment de créer un travail artistique, un sentiment de confiance totale règne. Le message se résume à apprécier la nature des choses telles qu’elles sont et à l’exprimer, sans le combat des pensées et des peurs. On laisse tomber l’agression envers soi-même, soit l’obligation de s’efforcer pour impressionner l’autre, et l’agression à l’égard d’autrui, soit l’intention de le faire marcher. »



Je ne sais pas si ça répond à ton premier volet de questions ?  


CD :     Oui, tout à fait, la place du silence est importante, et surtout la question de la subjectivité qui va de pair avec celle de la décision. Mais pourrait-on revenir à ta pratique de la méditation que tu décrivais au début ? Il me semble que ce n’est pas quand on est dans l’exercice même de la méditation, au moment où on observe ces flux de pensées, qu’on prend des décisions... Là, on est plutôt dans un état de présence. Plus elle est pratiquée, plus elle s’affine, et plus elle a de répercussions dans la vie de tous les jours, et ces répercussions sur la qualité de la présence qu’on peut avoir au quotidien influencent la qualité des décisions que l’on prend dans la vie de tous les jours. C’est moins dans la pratique de la méditation qu’on prend des décisions, que dans la vie de tous les jours où les décisions prises sont de plus en plus fines.  


JPT :    Effectivement, il y a un va-et-vient et un lien entre la pratique de la méditation assise et l’attention portée aux activités de la vie quotidienne – c’est ce que l’on a coutume d’appeler la pratique de la pleine conscience. Dans les deux cas, on peut éclaircir son esprit pour prendre des décisions.  


Dans le processus même de la méditation, on arrive à prendre des décisions, pendant, parce qu’on s’observe, on voit ses pensées, on voit vraiment tous les scénarios, tous les automatismes qu’on peut s’auto-déclencher en observant son esprit, ses sensations, ses émotions. Donc parfois, tu prépares en amont tes décisions, tu te dis, j’ai plus envie de me retrouver dans ceci que dans cela. Et puis hop, il y a une idée plus précise qui s’agglutine à ça et qui prédétermine un choix.  


Oui, il faut différencier dans les processus de méditation la méditation assise et la méditation en action. La méditation en action, c’est quand on mène une activité en pleine conscience. Par exemple, ce matin j’ai pratiqué un arrangement floral « kadö »  (la voie des fleurs). Pour chaque geste, chaque choix de fleurs et de dispositions des éléments, des décisions se prennent, on essaie le plus possible d’être en contact, présent avec ce que l’on fait. On ne se dit pas : je vais faire ça car cela va vouloir dire ceci ou cela. On est plutôt dans l’organisation, bord à bord, des éléments végétaux, dans des correspondances d’énergies. L’organisation et l’harmonie d’un espace dans la pratique kadö, la façon dont on touche un espace avec des fleurs, peut s’étendre à la façon dont on peut toucher l’espace avec des paroles, ou encore dans la façon dont on organise son espace de vie. Avec la pratique régulière, la qualité de perception et le rapport à l’existence s’affinent. Cela rejoint aussi l’esthétique de l’existence.  


CD :     En s’observant, on développe une plus grande finesse de connaissance de soi, de son rapport au monde, c’est une espèce d’exercice de prise de distance. Il me semble que le type de connaissance spécifique à ces pratiques-là est très loin du type de connaissance fabriqué dans le champ des sciences, où on serait plus dans quelque chose de quantitatif, de mesurable. Les pratiques artistiques ne sont-elles pas plus proches du type de connaissance qui se joue dans la méditation ou le yoga que dans les pratiques scientifiques ? Comment définirais-tu le type de connaissance spécifique engagé par ces pratiques ?  


JPT :    Dans le champ de l’art, il y a une connaissance empirique qui se met en place petit à petit, qui ne se fait pas par induction, par calcul, mais par des successions d’expériences où la théorie n’est qu’un simple matériau parmi les matériaux et les outils mobilisés pour mener son activité artistique. Ces successions d’expériences produisent petit à petit un corpus de connaissances spécifiques à sa propre activité, qui combine à la fois connaissance pratique, savoir spécifique au champ dans lequel on exerce, connaissance de soi, et reconnaissance d’une espèce d’impermanence, d’équilibre et de déséquilibre dans laquelle on se retrouve immergé régulièrement. C’est une familiarisation avec l’indétermination. C’est à cet endroit que l'attention vigilante est très importante et la prise de décision fondamentale, puisque ça se joue à travers cette conscience et cette expérience-connaissance du rapport à l’indéterminé et à l’intuition.  


Par rapport à la physique on pourrait s’amuser à extrapoler cela avec l’approche de la mécanique quantique, des états quantiques « où les choses ne sont plus parfaitement définies mais intriquées, ubiques, oscillantes et superposées »².   


Mais attention, il faut aussi discerner les types de pratiques et leurs enjeux. Différencier entre les pratiques expressives, psychologisantes, où l’ego de l’artiste joue un rôle central, et les pratiques objectivantes, où c’est le processus qui importe et qui permet l’inattendu.  


Dans une pratique expressive, parce qu’il s’agit de s’exprimer, l’attention va se développer dans la préparation du matériel, des outils, des matières, des supports : dans le cas d’un peintre par exemple, quand il commence à préparer sa palette, ses tubes, il boit un café, il fume une cigarette, etc. Il active tout un rituel préparatoire qui rejoint cette idée de construction d’une présence, d’une hyper-présence, une hyper-concentration avant le saut dans l’acte « créateur ».  


Une pratique objectivante, elle, va développer des processus de « laisser agir ». On laisse interagir les éléments entre eux, en s’appuyant sur l’indétermination, en activant des phénomènes liés à la réalité, et en en révélant d’autres sans chercher de finalité propre. C’est un type de pratique artistique où l’on reste acteur et spectateur à la fois. Entre les moyens conviés et cette espèce d’interaction entre ses gestes, son outillage corporel et soi-même, quelque chose d’aléatoire va se construire, sans souci d’originalité. On pourrait évoquer une œuvre sans qualité. Donc c’est important de différencier ces deux types de pratiques.  


CD :     Peux-tu davantage expliciter la différence entre ces deux types de pratiques ?  


JPT :    Pour le peintre il y a la préparation et ensuite l’action, qui est déterminée s’il veut s’exprimer. Il va se projeter, il ne va plus être en attention vigilante, il va se laisser emporter par son scénario. Le deuxième type, au contraire, détermine un espace, un mental, et puis il y a quelque chose qui se passe entre les matériaux, les objets amenés, etc. Je reviens sur John Cage qui a été le principal acteur et moteur de ce type de pratique dans laquelle l’artiste n’est plus dans le jugement : il ne cherche pas à s’exprimer, il fait advenir des phénomènes, et il intègre le contexte avec.  


CD :     Le premier exemple, l’expressif, c’est le peintre qui va se conditionner, qui va exprimer quelque chose qu’il a choisi, et l’autre...  


JPT :    L’autre c’est Pollock ! Il est dans cette lignée par rapport à John Cage. C’est important de différencier les types de pratiques parce que dans l’art dharma et les pratiques contemplatives, tu n’es pas dans l’expression. Tu es en préparation, et tu te mets dans un état d’équanimité. Par exemple, dans la discipline du kyudo (tir à l’arc), ce n’est pas toi qui prends la décision : il y a un rituel de préparation, puis monte une telle tension, qu’à un moment, clac ! Tout part ! Et le bras s’en va lâcher la flèche.  


CD :     Tu veux dire que la différence, c’est la place de la subjectivité ?  


JPT :    Oui. Là on touche à quelque chose d’important : le matérialisme artistique comme le matérialisme spirituel. Dans le matérialisme artistique, on fait quelque chose pour une fin. Afin de s’exprimer et de retrouver un miroir de soi. Dans le matérialisme spirituel, c’est l’idée qu’on va se connecter à quelque chose de spirituel et donc en tirer des bénéfices psychiques et corporels. Dans le cadre des pratiques d’art dharmiques, comme dans les pratiques de hasard qu’a développé Cage, il n’y a pas de finalités de ce type. Si cela arrive, c’est de surcroît mais ce n’est pas l’objectif. L’idée c’est d’être présent, ici et maintenant, puis de lâcher !  


CD :     Ce n’est pas un processus téléologique ! 


JPT :    Oui, voilà ! Et là, on est hors du matérialisme, on ne cherche pas à matérialiser quelque chose. Il n’y a pas un objectif précis à atteindre. Le matérialisme reproduit des réalités limitées. L’art dharma se connecte à la réalité pour ouvrir des espaces et des temps indéterminés.  


CD :     L’art dharma mettrait donc en lumière une réalité ? Mettrait en lien avec une réalité qui existe déjà, sans rajouter une nouvelle réalité ?  


JPT :    C’est exactement cela l’enjeu, par rapport à la pensée, la méditation et la présence. Au départ, il s’agit de se familiariser avec soi-même, avec tous ses jeux de pensées, de sensations, d’émotions, dont on est sujet. Cela veut dire qu’on rentre en amitié avec soi-même. On ne va pas chercher à se purifier et à devenir parfait ! Il s’agit de pouvoir dire qu’une émotion forte – par exemple une colère – est un élément de ma réalité. Au lieu de la prendre comme un effondrement, tu fais comme avec une pensée, tu ne te culpabilises pas, tu prends conscience du scénario que tu engendres pour que cette colère se désamorce plus aisément. 









> Paru initialement in Jean-Paul Thibeau, Manifestes progressifs et inexorables – Suivis d’entretiens, éditions Protocoles Méta – Blurb, 2017.



––––––––


¹ Chögyam Trungpa, Dharma et Créativité, éd. Guy Tradaniel, Paris, 1999. (retour)

² Mathilde Fontez et Hervé Poirier, « On pense tous quantique», in Science&Vie, oct. 2015. (retour)









 
 
 

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