La vague et son fond
- bruneaujulien
- 4 juil.
- 17 min de lecture
ANOUK LLAURENS
entretien par Julien Bruneau
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Yoga, méditation, shiatsu, Qi Gong… À mesure que ces pratiques se développent dans nos sociétés, elles apparaissent aussi de plus en plus dans les studios de danse contemporaine. Progressivement, elles engagent les artistes de la sensation que sont les danseurs et les danseuses à davantage porter attention au « corps subtil », à la dimension énergétique du vécu somatique. Mais, au-delà de cet affinement de l’écoute, c’est parfois à l’expérience même d’intuitions métaphysiques que ces voies peuvent ouvrir, introduisant les personnes qui s’y consacrent à un champ qui peut sembler a priori bien loin du corps et de son immédiateté.
Mais qu’est-ce que faire une telle expérience au juste ? Où et comment peut s’opérer le glissement entre le monde quotidien, manifesté, et son arrière-plan non-manifesté, hors du temps ? Dans un long entretien, la danseuse et chorégraphe Anouk Llaurens revient sur l’effet de la découverte du yoga du Cachemire sur son parcours. Sur la base de son inscription dans la pratique des Tuning Scores, une modalité d’étude de la sensation, du mouvement et de la composition chorégraphique collective initiée par l’artiste états-unienne Lisa Nelson, elle détaille avec précision la bascule opérée dans son rapport au geste, à l’espace et au temps par sa pratique du yoga auprès d’Eric Baret. Sa démarche artistique elle-même en est profondément marquée et permet de s’interroger sur la persistance à vouloir nommer ce qui n’a pas de nom et donner forme à ce qui n’a pas de forme. Comment témoigner du silence ?
En poésie, on n’habite que le lieu que l’on quitte,
on ne crée que l’œuvre dont on se détache,
on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps.
René Char
Anouk Llaurens : Dans cet entretien, j’aimerais observer la dimension spirituelle présente dans mon travail artistique. En 2024, j’ai entamé une recherche qui se nomme Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson et qui s’intéresse à la manière dont certains principes des Tuning Scores continuent à vivre à travers mon travail et se créolisent avec d’autres influences. Parmi les influences évidentes, il y a différentes pratiques somatiques comme le Body Mind Centering® et d’autres cultures de danse qui m’ont traversée, ou encore l’enseignement de Fernand Schirren, un professeur de rythme qui enseignait à l’école de danse d’Angers. Je pense aussi à ton travail puisque nous collaborons ensemble depuis des années. Mais plus récemment, une nouvelle influence est entrée en jeu, c'est le yoga du Cachemire qu’enseigne Eric Baret. La rencontre avec ce yoga m'apparaît comme une suite logique. Après les Tuning Scores ça fait complètement sens et j'ai envie d'observer pourquoi. Qu'est-ce qui, dans les Tuning, donne accès ou entre en résonance avec une pratique spirituelle comme le yoga du Cachemire ?
Julien Bruneau : Avant de parler de ces liens, ça m'intéresserait d’abord de t'entendre sur ce que tu trouves dans la pratique de ce yoga ? Quel effet celui-ci a-t-il chez toi ? Pourquoi le places-tu comme une de ces grandes rencontres que tu mets aux côtés de celle de Lisa Nelson et de Fernand Schirren ?
AL : Quand j'ai rencontré Eric Baret, comme lorsque j’ai rencontré Schirren ou Lisa, j'ai eu un choc. Une rencontre, c’est un événement plutôt rare, presque miraculeux parce que ça ouvre à une dimension inconnue jusqu’alors. C’est, comment dire, changer de monde, changer de paradigme. Et puis chaque rencontre permet la suivante. Je visualise ça comme des espèces de paliers : chaque rencontre ouvre un monde, qui ouvre un autre monde, qui ouvre un autre monde… Ce qui m’apparaît radicalement nouveau dans le yoga du Cachemire c’est qu‘au lieu de s’intéresser à la manifestation – c’est-à-dire à la forme, au corps, au geste, à l'action ou à l’œuvre – ça s’intéresse au fond d’où émane cette forme et qu’on peut appeler le non-manifesté. Cette nouvelle dimension qui s'ouvre pour moi grâce à cette rencontre a été préparée, rendue possible par la pratique des Tuning Scores. Je vois beaucoup de liens entre les deux pratiques, ou plutôt des ressemblances, des analogies.
JB : Tu témoignes d'un goût pour le non-manifesté, mais – puisqu'on va aller vers la question d'une pratique artistique, de choix esthétiques etc. – j'essaye de ramener ça à une dimension concrète, pragmatique. Comment observes-tu ce changement ? Où le vois-tu apparaître ? Où est-ce que ce nouveau monde s'ouvre spécifiquement dans ta pratique ?
AL : Beaucoup d’ « échauffements » du Tuning nous permettent de revisiter des pratiques de la petite enfance pendant laquelle on bouge pour s’auto-stimuler, pour se sentir. On s’appuie sur son environnement physique et affectif pour s’explorer et se découvrir à travers la sensation de soi et de l’environnement. On se construit. On construit le corps et la personne à travers la relation. Et cette construction, elle est fondamentale à cet âge-là. Dans le yoga du cachemire, on ne cherche plus à se sentir. On est invité à rester en deçà de l’apparition du corps parce que, quand il y a sensation, le corps apparaît. Dans la pratique, il est question de s'arrêter avant de sentir le corps, avant qu’il ne se forme. On essaie de rester en deçà de la manifestation. Mais évidemment, pour rester en deçà de la manifestation/sensation, on a besoin d'une acuité perceptive très fine puisqu’il faut sentir l’approche du seuil où, justement, la forme apparaît. Pour ainsi dire, il s’agit de sentir pour pouvoir s'arrêter avant de sentir. C'est très fin. Et mis en mot, ça apparaît évidemment tout à fait paradoxal. Le travail se passe à un autre niveau, j'allais dire de maturité, où il n’est plus question de construire – ni de déconstruire d’ailleurs. Si je résume, les Tuning m’ont appris à me sentir, à me construire grâce au feedback donné par la sensation et le yoga du Cachemire m’apprend, lui, à ne plus chercher ce feedback, à rester en deçà, à ne plus chercher une confirmation de mon existence dans la sensation. Donc quand je pratique le yoga du Cachemire, il m’arrive parfois, sans le décider bien sûr, de ne plus « me sentir ». De ne plus sentir mes limites, mais de « me » vivre comme un espace énergétique en expansion. C’est large et vibrant.
JB : Et comment vois-tu cette « progression » dans ton parcours ? Comment comprends-tu que les Tuning Scores t'aient amenée à ça, ou t'aient rendue capable d'une rencontre comme celle-là ?
AL : Les Tuning m’ont ouverte à des perceptions de plus en plus fines. C’est une culture de la sensibilité qui m’a permis de passer du grossier au plus subtil. Les Tuning m’ont aussi appris à sentir la durée de vie d'un évènement, d’un désir, d’une image ou d’une action dans l’espace, c’est-à-dire à sentir ce que je nomme la « vague » du phénomène : tout le parcours du phénomène entre le moment où il naît et le moment où il meurt. Le yoga du Cachemire invite aussi à observer cette vague, à la laisser vivre, mais on la laisse vivre pour la laisser mourir. On s’intéresse à ce qui se passe après, entre les vagues. On s’intéresse à la vague pour avoir accès au fond d’où elle émerge et dans lequel elle se dissout. Par exemple, quand on fait une posture et qu'on en revient, on est invité à porter l’attention sur ce qui se passe après l’action. On s’intéresse à sa résonance, à une dimension plus énergétique. Eric Baret parle d’ailleurs du mouvement du corps et du mouvement de l'énergie. Quand on prend la pose et qu’on la maintient, on est dans le mouvement du corps. Une fois qu’on est revenu de la pose, c'est le mouvement de l’énergie qui continue après celui du corps. C'est la dimension plus impersonnelle au travail. Dans le cas de la proposition de Lisa, il est plutôt question de donner à voir, de rendre manifeste. Par exemple, rendre visible le potentiel d'un espace dans la pratique qu’on appelle le Single Image Score, ou le potentiel d'une organisation corporelle dans le Blind Unison Trio.
Dans le Single Image (« image unique »), le groupe observe un espace « vide » et chacun s’imagine prendre position dans l’espace. Une personne entre les yeux fermés pour actualiser son imagination et ainsi révéler quelque chose de cet espace. Une deuxième personne entre et se positionne elle aussi. Puis, à l’écoute l’une de l’autre, elles essayent de se synchroniser pour faire une seule action, ensemble. Très vite, on s’aperçoit que le lieu grouille de potentiel et qu’on pourrait faire exister de nombreuses relations et correspondances par telle ou telle action. Le Blind Unison Trio ( « trio de l’unisson en aveugle »), lui, propose à trois danseurs d’essayer de bouger à l’unisson, alors qu’ils ont les yeux fermés. Mais avant de fermer les yeux, le trio s’accorde tacitement, par le mouvement, sur un point de départ commun : une position, un geste, un motif de mouvement dont il s’agira ensuite de déployer le potentiel implicite dans le trio aveugle. On voit que dans les Tuning Scores, on observe quelles formes, quelles compositions peuvent découler d’un espace donné ou d’une organisation corporelle et on cherche à donner corps à ces possibles. Dans le yoga du Cachemire, on sent aussi la manifestation, la sensation, la forme apparaître, mais on la laisse se déployer pour se dissoudre. On la laisse apparaître pour qu’elle retourne au potentiel, à l’illimité. Moi je comprends ça comme un processus de transformation qui laisse vivre et mourir les mémoires, qui les remet en jeu pour ouvrir, comme le disait Mallarmé, « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ».
On peut parler encore d’un autre aspect qui montre comment l’un me mène à l’autre. Ça concerne l’attention donnée à l’avant et à l’après. Dans le Tuning, on utilise les appels vocaux « begin » ou « end » pour marquer le début et la fin d’une composition. En communicant ainsi sur les limites, on s’intéresse à la durée de vie de l’évènement. Pendant combien de temps l’image créée par les danseurs continue-t-elle de vibrer ? Mais ce cadrage du début et de la fin permet aussi d’observer ce qui se passe avant et après. Comment est-ce que la composition se défait après le « end », comment ça résonne encore dans l’espace et dans le corps ? Et symétriquement, au début, comment les danseurs s’accordent-ils les uns aux autres de sorte à ce qu’on sente que « ça y est », ça commence et quelqu’un appelle « begin » ? Le Tuning s’intéresse donc à l’avant et l’après, mais en se situant dans le monde de la forme. Le yoga du Cachemire prend le relais pour moi en s’intéressant, lui, à « l’avant de l’avant », et à « l’après de l’après ». C’est là peut-être où on approche du non-manifesté. C'est un autre niveau de réalité. Je peux trouver beaucoup d’analogies entre les Tuning et le yoga du Cachemire, mais l’un et l’autre se placent à des niveaux différents : l’un est une pratique artistique et l’autre une pratique spirituelle.
JB : Et une fois que tu es devenue un peu familière de ce travail de yoga, comment est-ce que ça a altéré ta manière de pratiquer les Tuning ?
AL : C’est difficile à évaluer parce que ça fait plusieurs années que je ne pratique plus les Tuning un peu régulièrement avec un groupe expérimenté. Le plus souvent, je me trouve dans des contextes pédagogiques où je transmets ma perspective sur les Tuning à des jeunes danseur·ses ou étudiant·es en arts plastiques et performance entre dix-huit et vingt-cinq ans. Dans ce genre de contexte, l’attention se porte la plupart du temps sur le corps, l’action, l’affirmation et très peu sur l’espace, la résonance, le silence. Dans les écoles, j'insiste beaucoup sur la « pause » qui stabilise le corps pour laisser l’attention se déplacer et se dilater dans toutes les directions pour écouter l’espace. D’ailleurs, on peut peut-être faire une analogie entre le mouvement de l’attention et le mouvement de l’énergie que j’évoquais précédemment. Ce à quoi j’ai aussi recours pour faire durer les espaces de contemplation qui me sont si chers, c’est la notion d’inhibition qui est un des piliers des Tuning. Par exemple, dans le Single Image, quand on prend le temps de regarder un espace « vide » mais qui grouille de potentiel et qu’on s’imagine dans cet espace, j’invite les étudiants à observer les vagues de leur désir sans les actualiser. Je leur demande d’inhiber la réaction. Mais bien sûr, ça demande de la pratique et de la maturité, on n’y arrive pas comme ça. Et puis tout le monde n’a pas le même goût pour la contemplation. Justement, The Wave est une tentative sur mon parcours artistique de donner plus de place à la résonance et au silence. J'essaie de donner de la valeur à ce qui se passe avant et après la vague (wave veut dire vague en anglais).
JB : Tu pourrais nous dire comment ?
AL : The Wave est une pratique de documentation poétique avec un groupe de participants et qui consiste à faire et à défaire une constellation de mots-mémoires écrits avec des cailloux. Concrètement il s’agit de collecter des cailloux, de les organiser et les rassembler dans un pot en terre. C’est aussi l'occasion de considérer la durée de vie d'une composition collective – émergence, persistance et dissolution – comme un « document vivant », une mémoire qui naît, vit et meurt. C'est une expérience contemplative qui invite à porter l'attention sur les espaces entre les perceptions, les actions, les objets et les personnes. Dans The Wave, on met en jeu la coordination entre la main et l'œil qui apparaît à travers les actions de regarder, prendre, collecter, placer, écrire, viser, lancer. Cette coordination œil-main, est « l’objet » que j’ai choisi de documenter au début de ma recherche sur la documentation poétique de l’expérience vécue en 2013. On acquiert la coordination œil-main dans la première année de notre vie et elle est nécessaire à notre survie. Elle nous permet d’exécuter des tâches fondamentales comme prendre un verre pour le boire, ouvrir une porte, mettre un manteau, dessiner ou écrire. Elle est aussi le résultat d'un processus de développement qui mène des actions concrètes au langage et aux capacités d’abstraction. Documenter la coordination main-œil est pour moi une manière de rappeler l'ancrage physique de la connaissance conceptuelle, une manière de « produire » de la connaissance – ce qu’on est invité à faire quand on fait de la recherche – à partir de cet ancrage physique. The Wave documente donc cette relation mais en se focalisant sur les espaces entre, le vide, le silence. Elle met l’emphase non pas sur l’accumulation et la capitalisation des connaissances mais sur la nécessité de défaire les connaissances acquises, de les remettre en jeu, voire les oublier si elles n’ont plus de raison d’être.
Concrètement, The Wave se déroule en trois phases : la collecte, la formation et la dissolution. Pour la « collecte », le groupe se balade en extérieur pour ramasser des pierres et des petits objets. De retour dans la salle, la « formation » commence. Chaque personne revisite un moment saillant de son expérience de la collecte en le décrivant par écrit. Elle condense ensuite ce texte en un seul mot qui cristallise la mémoire de ce moment. Ensuite, les participants écrivent ce mot avec les pierres qu’ils ont collectées dehors. Tous les mots s’organisent dans l’espace autour de contenants et forment une constellation qui sera remise en jeu dans la troisième phase. Lors de la « dissolution », les participants défont la constellation de mots petit à petit en lançant chaque pierre, une par une, dans les contenants – des simples pots en terre cuite comme on en utilise pour mettre des plantes en terre. Avec l’impact des pierres dans les pots, les mots écrits se dissolvent dans leur son.
La préparation à la pratique est très importante. J'invite les participant·es à s’allonger au sol, à se déposer et à prendre conscience de ce qui les touche. Pour moi, le toucher est le sens primordial : c’est la mère de tous les sens qui se diffractent en plusieurs autres, la vision, l’audition, l’odorat qui sont aussi tactiles. J'essaye d'amener la conscience, sur ce qui nous touche tout le temps, le sol, la température, la lumière, les odeurs, les sons. On s'ouvre ainsi au toucher du monde, à toutes les présences environnantes. On porte ensuite l'attention sur la respiration, sur le mouvement de la respiration, qui est aussi une vague, inspire… expire… et sur l’espace entre. Eric Baret parle de l'espace entre l'inspire et l'expire comme d'un non-temps.
JB : C'est quoi, un non-temps ?
AL : D’après Jean Klein, qui a été le maître d’Eric Baret, le temps est créé par la manifestation, un non-temps est hors du domaine de la manifestation. Krishnamurti en parle aussi beaucoup. Dans le yoga du Cachemire, qui est un yoga traditionnel, on apprend à vivre ce non-temps ou plutôt à le laisser vivre. Ce que je dis là me ramène à Fernand Schirren et sa philosophie du rythme. Pour lui rythmer c’est jouer avec la pesanteur, jouer avec la mort. Il définit deux manières de vivre : une durée BOUM qui est en accord avec la pesanteur et une durée ET qui la défie. ETBOUM c’est la vague. D’ailleurs dans le livre qu’il a écrit à la plume, il le dessine comme une petite vague. Il parle aussi du moment entre le BOUM et le ET, qu’il nomme le BOUOUM, c'est-à-dire un BOUM qui dure. BOUOUM c’est la mort, c’est aussi ce non-temps dont parle Eric Baret. Pour être un bon batteur, c'est-à-dire un bon vivant, il faut pouvoir vivre la mort, pouvoir rester dans ce non-temps, dans le dépôt, le moment où on se laisse faire, où on n’est plus dans l'affirmation. Finalement, je me rends compte que je suis occupée par ces questions depuis longtemps. La rencontre avec Eric Baret m’apparaît maintenant comme une sorte de rappel, sous une autre forme, de la rencontre avec Schirren.
À travers The Wave, j'essaye aussi de pointer l’attention vers ce BOUOUM, ce non-temps, cet espace entre les vagues, entre l'expire et l’inspire. Ce dépôt, cette ouverture, c'est une préparation au silence. Parce que ce qui m'intéresse finalement dans cette pratique, c'est le silence. Jusqu’à présent, à chaque fois que je l’ai pratiqué, ça n’a pas ouvert beaucoup d’espace de silence [rire]. Mais je ne désespère pas ! Je dois insérer plus d’obstacles pour interrompre le flot, par exemple une « pause » qui s’adresserait non pas au mouvement mais au son. Et puis on pourrait travailler en plus petits groupes. Mais ce n’est pas facile de rester dans la sensation du présent, de la résonance et du silence tout en ayant une intention : collecter, faire, défaire. Je chercher à être entre l’efficace et l’inefficace. C’est un paradoxe.
Avec The Wave, je suis toujours en lien avec certains principes des Tuning Scores, comme l’écoute, la sensation, la composition collective, le recyclage mais j’ai l’impression que je m’en éloigne aussi. Quelque chose se défait là également, à mesure que je vais davantage vers la dimension spirituelle de mon travail artistique. Encore que, il y a vraiment du spirituel pour moi dans les Tuning Scores, quand bien même Lisa n’en parle jamais comme ça,
JB : Et tu dirais que ça se place où ?
AL : D’abord les Tuning c’est une pratique de l’empathie. Et puis, c'est complètement accueillant, tout est le bienvenu. N'importe quelle manifestation est digne d'attention et j'allais dire, digne d'amour. Je me souviens d’un Replay de Lisa, une pratique qui consiste à rejouer un solo que quelqu’un d’autre vient d’improviser. Elle rejouait un solo que j'avais trouvé complètement nul – je venais de rencontrer le Tuning, j’étais terriblement dans le jugement à cette époque. Je me rappelle de son replay… elle aimait ce qu'elle avait vu et elle le rejouait en l'aimant. Ça avait fait exploser le potentiel de la proposition, ça l’intensifiait, un peu comme au cours d’un processus alchimique qui transformerait le plomb en or. J’ai beaucoup appris de cette habileté à donner à voir la beauté potentielle d’une proposition en l’incarnant, à travers l’intensité de son vécu et de son amour. Cette attitude est aussi très proche du yoga du Cachemire : on fait avec ce qui est là, on n’essaye pas de changer, d'améliorer. On ne cherche même pas à se détendre. On laisse vivre les émotions, les tensions, les expériences inconfortables. On les laisse se déployer dans le corps et se dissoudre d’elles-mêmes dans l’espace.
[long silence]
Ensuite, les Tuning travaillent à s’accorder pour faire émerger ce que j’appelle « l’espace poétique » qui pour moi fricote avec l'espace spirituel. L'espace poétique est un espace qui se manifeste quand je me sens intensément vivante. Dans cet espace, je ne reconnais pas ce que je vis, je ne peux pas le nommer, je suis hors du langage. J’adore quand ça m'arrive. C’est plein d’humour, très joyeux et c’est incontrôlable ! Je peux cultiver ma capacité à être vivante, vibrante mais je ne peux pas contrôler quand ça m’arrive. C’est toujours une surprise. Eric Baret parle souvent des poètes comme de ceux qui ont les mots pour évoquer ce qui est hors du langage. Et c'est aussi pour ça que je m'intéresse à la documentation poétique et pas à la documentation tout court. Je pense qu’on ne peut documenter des expériences artistiques qu’à travers des documents artistiques, qu’il n’y a que la poésie, sous toutes ses formes – dansée, écrite, peinte ou en image – pour documenter ou témoigner de ce qu'on ne peut pas cataloguer, ni nommer, emprisonner ou contrôler.
En tout cas, ça reste quand même un grand mystère pour moi, ce désir d’en passer par les mots alors que je suis si mal à l’aise avec la verbalisation. Malgré cet inconfort, je mène une recherche sur la documentation poétique de l’expérience au cours de laquelle je parle tout le temps, je prends note, je transcris des entretiens comme celui-ci, je les réécris… Je documente les expériences à travers les mots avant de chercher à dissoudre ceux-ci à travers la danse, pour les rendre à un espace de potentiel, à ce qui ne peut être nommé. Je me trouve prise dans une sorte de contradiction, je passe mon temps à parler de l’innommable.
JB : Ça me fait penser aux mystiques apophatiques chrétiens, à la théologie négative. C’est un courant qui dit que tout ce que tu peux dire de Dieu, c'est par la négative. Tout ce que tu pourrais dire de manière positive, justement, le réduit à un trait, une caractéristique, une qualité, dans la lignée de ce que tu disais à propos du document qui, par essence, réduit, arrête. Donc, la seule manière de parler de Dieu c'est de pointer tout ce qu'il n'est pas, et c’est au centre de ce faisceau de négations qu’on peut peut-être avoir l'intuition de Dieu. Tu pourrais dire que toutes ces mystiques n'auraient qu'une chose à faire, c'est de se taire. Mais dans les faits, il y en a beaucoup pour qui ça a été un enjeu important de témoigner du fait que tout témoignage est mis en échec par le divin. C’était pour elles et eux essentiel de le dire, donc elles ont écrit et parlé de leur expérience tout en insistant toujours pour dire « oui on parle, mais on n’y arrive pas, on ne peut pas en parler ».
AL : Alors toi tu parles de témoignage, pas de document, c’est une nuance intéressante parce que témoignage, ça me renvoie plus à un vécu.
JB : Oui, ça a une connotation plus subjective, c'est un sujet qui vit quelque chose et qui en rend compte. Je faisais la comparaison avec ces mystiques parce que, si on considère que, de toute façon, toute mise en forme est mise en échec dans son désir de montrer l’informe, de faire apparaître le non-manifesté, ça peut néanmoins importer de faire la démonstration de cet échec. Et pas de manière masochiste ou nihiliste mais juste parce que c'est une manière de témoigner du non-manifesté que de mettre en scène là où le manifesté est troué par son évocation. Tout à l'heure, tu disais que le document c'est quelque chose qui arrête, qui fige, donc qui est toujours en défaut par rapport à l'expérience, à la vie. Mais en même temps, ça à l'air d’être un enjeu important pour toi de documenter. À travers tes documents poétiques, tu mets constamment en scène la formalisation, la pétrification, l'arrêt que représente le document vis-à-vis de l'expérience, mais en même temps, c’est important de le mettre en jeu, de le mettre en mouvement. Puisqu’effectivement, tu ne t'arrêtes pas à cette solidification ou à cette condensation qu’impose le document, tu la prends dans un processus où elle se dissout, où elle est rejouée.
AL : Oui c’est vrai, c’est nécessaire pour moi de remettre en jeu les traces, les mémoires que je ne cesse pourtant pas de générer. Sans arrêt, je crée des formes dans mon désir de vivre ce qui échappe à la forme.
JB : Oui, faire ça, ça nourrit sa propre attention à ce fond non-manifesté, parce que sinon dans le cours de la vie, ça peut vite s'oublier, on n’est pris dans le flux du temps, dense, rempli. Il faut parfois créer les conditions pour revenir au non-conditionné. Je pense aussi à l’aspect collectif, public, parce qu’on parle d’art ici. On implique donc le regard et l’expérience des autres – c’est-à-dire les gens qui travaillent avec toi et, potentiellement, celui d’un public intéressé. On forme alors une communauté, on est plusieurs à se dire « Ah oui, ça vaut la peine de se réunir pour voir ce moment où la forme se dissout, pour s’intéresser à l'action en tant qu’elle s’efface ». Et pendant un bref instant, on peut se sentir ensemble à vibrer avec ce « rien », jusqu’à ce que l'activité reprenne. Quant aux mystiques, je pense que pour ceux et celles qui ont des expériences fortes comme ça, il y a un enjeu à faire circuler. C'est un truc brûlant qu'on n’a pas envie de garder pour soi, de par son intensité. Peut-être aussi parce que, par nature, puisqu’il s’agit d’expérience transpersonnelle, il y a un besoin que cela traverse et passe par d’autres…
AL : Je dois dire que moi, cette image de l’expérience brûlante, ça ne me parle pas tellement. Dans mon vécu, il s’agit plutôt d’expérience d’inconnu, de paix, de joie… C’est assez léger. Je me demande si cette dimension brûlante, ce n’est pas plutôt un truc de culture chrétienne. Je me sens plutôt « taoïste », avec l’idée d’un accordage au mouvement du vivant, une attention à l’expansion, à la dissolution, à ce qui se goûte entre les vagues.
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